Si le grand écrivain anglais Rudyard Kipling avait pu contempler des portraits signés par Louis Pasteur adolescent, le talent du jeune artiste lui aurait alors inspiré ce cri du coeur «Dessine, et tu seras un homme, mon fils».
En 1834, le dessin occupe une place prĂ©pondĂ©rante dans la vie du jeune collĂ©gien, puisqu’il suit assidĂ»ment les dix heures hebdomadaires de dessin, que dispense son maĂ®tre, Monsieur Étienne-Charles Pointurier. En mars 1833, la nomination de Pointurier Ă l’Ă©cole de dessin d’Arbois, suscite l’incrĂ©dulitĂ© de Charles Weiss, Conservateur de la Bibliothèque de Besançon, qui s’Ă©tonne que ce jeune peintre-lithographe Dolois «aille s’enterrer Ă Arbois», tandis qu’il aurait pu passer quelques annĂ©es Ă Paris dans les ateliers de Gros et GĂ©rard pour se perfectionner.
Sous la direction de cet excellent professeur placĂ© providentiellement sur sa route, Pasteur acquiert très vite une telle sĂ»retĂ© d’exĂ©cution, que ses copies de modèles en plâtre, ou ses dessins au fusain sont exposĂ©s par le maĂ®tre, qui le surnomme : «mon petit Michel–Ange».
Une de ses premières Ă©tudes très abouties, s’intitule : «NapolĂ©on sur le champ de bataille d’Eylau», d’après le baron Gros (salon de 1808). Par le choix du sujet, le jeune artiste traduit la nostalgie de la gloire napolĂ©onienne qu’il partage avec son père et son maĂ®tre. Mais surtout, Ă l’instar du baron Gros, il parvient Ă dĂ©gager la spiritualitĂ© du romantisme fondĂ©e sur la triple base du sacrifice, de l’hĂ©roĂŻsme, et de la pitiĂ©. Gros peint NapolĂ©on montĂ© sur un cheval isabelle, laissant flotter les rĂŞnes d’une main, et levant l’autre d’un geste plein de douleur, comme pour apaiser magiquement les souffrances, et bĂ©nir pontificalement les mourants. Louis Pasteur revisite le chef d’œuvre, en se polarisant essentiellement sur le regard consolateur du grand homme.
En 1836, apparaĂ®t pour la première fois dans le dictionnaire le mot «pastelliste», suivi de la dĂ©finition : «artiste qui fait du dessin au pastel». Louis Pasteur cette annĂ©e-lĂ dĂ©cide qu’il deviendra, lui aussi, «pastelliste» en prenant sa mère comme tout premier modèle. Selon RenĂ© Bazin, Conservateur au Louvre, le jeune garçon, Ă l’âge de quatorze ans, «avait compris et rendu, mieux qu’un dessinateur plus habile, le caractère de la physionomie maternelle. La bouche avait Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©e comme par un maĂ®tre. La lèvre supĂ©rieure est fine, longue, serrĂ©e ; l’infĂ©rieure est renflĂ©e en cerise et lĂ©gèrement avançante en son milieu. C’est une bouche qui ne ressemble Ă aucune de celles qu’on fait copier aux Ă©lèves des classes de dessin. Elle dit la discrĂ©tion, le sĂ©rieux de la vie, la possibilitĂ© de sourire, la petite grogne facile quand les enfants ne vont pas droit… Le gĂ©nie de l’observation est dĂ©jĂ Ă©vident».
De 1836 Ă 1842, Pasteur dessine une trentaine de portraits, en utilisant presque toujours la technique du pastel. Contrairement Ă ce que les apparences pourraient laisser croire, le pastel n’est pas une forme de peinture, mais du dessin comme la sanguine, la craie ou le crayon de couleur. Les crayons Ă pastel permettent d’obtenir des nuances variĂ©es comme les couleurs de l’arc-en-ciel. Seuls les maĂ®tres pastellistes ont le privilège «d’atteindre Ă la vĂ©ritĂ© et Ă l’illusion de la carnation» ; en effet, selon les Frères Goncourt, lorsqu’on contemple, par exemple un Chardin ou un Quentin de la Tour : «c’est de la chair qu’on a sous les yeux, de la chair vivante qui a ses plis, ses luisants, sa porositĂ©, sa fleur d’Ă©piderme».
La recherche de la variété et de la vérité des tons peut expliquer la prédilection de Pasteur pour le pastel.
En octobre 1838, accompagnĂ© de son ami Jules Vercel, Louis Pasteur, prend la diligence pour Paris, oĂą il part prĂ©parer l’entrĂ©e Ă l’École Normale.
Une heure avant son dĂ©part, le jeune homme bouleversĂ© par la sĂ©paration imminente, travaille encore au portrait de son père, sous la bâche de la diligence, derrière le cocher ! A Paris, claquemurĂ© Ă la pension Barbet, il vit un vĂ©ritable calvaire, loin de ses parents, de ses amis et sa chère ville d’Arbois. Un vers de Saurin ne cesse de lui venir sur les lèvres : «Ah que la nuit est longue Ă la douleur qui veille !».
Lorsque son père va le rechercher fin novembre Ă Paris, et qu’il peut revoir tous les visages familiers qui lui avaient tant manquĂ©, Louis exulte d’allĂ©gresse et donne libre cours Ă sa grande sensibilitĂ© d’artiste, qui Ă©tait restĂ©e muselĂ©e Ă la pension Barbet.
Dans l’annĂ©e 1839, Pasteur nous laisse une sublime efflorescence de portraits d’amis intimes de ses parents, qui sont tous membres d’une SociĂ©tĂ© Secrète appelĂ©e : «Les Bons Cousins Charbonniers». Leurs rĂ©unions avaient lieu dans des baraques de vignes, ou dans les bois d’Arbois baptisĂ©s : «ForĂŞts du Vrai Bonheur». Le but de cette confrĂ©rie, d’origine populaire et chrĂ©tienne, est «d’enchaĂ®ner le riche et le pauvre par les liens d’une douce fraternitĂ© Ă©trangère aux prĂ©occupations politiques». Dans leur «catĂ©chisme», «la charitĂ©, des vertus de la première, doit dans les cĹ“urs trouver un libre accès».
Au cimetière d’Arbois, se trouve une stèle de B.C.C., Ă©rigĂ©e Ă la mĂ©moire du frère «Dejoux, dit Chicane», devenu cĂ©lèbre en 1848, pour avoir arborĂ© le drapeau rouge au clocher d’Arbois, en compagnie d’Altin Vercel. Le père du PrĂ©sident Jules GrĂ©vy, François-Hyacinthe GrĂ©vy, ami des Vercel, appartenait, lui aussi, Ă cette SociĂ©tĂ© Secrète.
A 16 ans, Pasteur frĂ©quente exclusivement le petit cercle familial composĂ© d’amis sĂ»rs, voire de lointains parents, comme Jean-Pierre Blondeau ou Pierre-Joseph Guaidot, qui vouent tous le mĂŞme culte Ă la grande Ă©popĂ©e impĂ©riale «qui avait renouvelĂ© la sociĂ©té». Aux yeux des contemporains de Pasteur, NapolĂ©on incarne le hĂ©ros qui a su imposer les principes de 89 et dĂ©fendre l’indĂ©pendance nationale. Guaidot, tourneur sur bois, Blondeau, conservateur des Hypothèques ou encore Ferdinand Maizier, riche marchand de bois et de vins, ont tous trois Ă©tĂ© enrĂ´lĂ©s dans les bataillons «des volontaires nationaux du Jura» en 1791 ou 1792.
Jean-Claude Vercel, père d’Altin, le grand ami d’enfance de Louis, est très fier d’avoir assistĂ© Ă la fĂŞte de la FĂ©dĂ©ration Nationale en 1790, en tant que DĂ©putĂ© du jura.
Pasteur nous a livrĂ© une vĂ©ritable anthologie de portraits d’hommes et de femmes du XIXe siècle, dont il a su saisir les secrets de l’âme et du coeur.
En Arbois, bien longtemps après la disparition de leurs propriĂ©taires, les «Maisons» des modèles de Pasteur conservent Ă©ternellement leurs noms. C’est ainsi qu’on parle encore de «la Maison Vercel», ou de «la Maison Maizier» (Fruitière Vinicole du Champ de Mars). En 1906, «l’Abeille Jurassienne» indiquait «6 pièces Ă louer Ă la Maison Blondeau» (actuel cabinet Masson), alors que le propriĂ©taire et son Ă©pouse Ă©taient dĂ©cĂ©dĂ©s ; l’un en 1851 et l’autre en 1863 !
Le portrait de Ferdinand Maizier est, sans conteste, le plus achevĂ© de la vingtaine de portraits de l’annĂ©e 1839. En 1913, dans un article intitulĂ© «Pasteur Portraitiste» Ă©crit pour la Gazette des Beaux Arts, Paul Jamot, Conservateur au Louvre, s’est extasiĂ© sur ce portrait : «Il y a de la distinction, de la finesse dans toute sa personne et un peu d’amertume Ă la Berlioz dans le pli de sa bouche». Fidèle jusqu’au bout de son existence aux idĂ©aux humanitaires des Bons Cousins, il fait don de 600 Francs au bureau de bienfaisance de la Ville d’Arbois et lègue Ă sa cuisinière une gĂ©nĂ©reuse pension viagère. Ainsi se termine son testament : «J’oblige mes trois hĂ©ritiers ci-dessus d’habiller en noir mes domestiques mâles et femelles Ă mon dĂ©cès».
Le portrait d’Altin Vercel constitue une exception dans l’œuvre de Pasteur, puisqu’il est le seul modèle masculin dessinĂ© de profil. PrĂ©monitoirement, Pasteur n’a rĂ©vĂ©lĂ© qu’une moitiĂ© du visage d’Altin, comme si, dès 1839, il avait eu l’intuition qu’il ne connaĂ®trait qu’une courte pĂ©riode de la vie d’Altin. En effet, après 1847, annĂ©e de la rupture de ses fiançailles avec JosĂ©phine, jeune soeur de Louis, il sera dĂ©finitivement exclu du cercle arboisien des Pasteur.
Avant de fermer son «atelier» d’artiste en Arbois, Pasteur nous ouvre encore quelques pages d’un captivant roman balzacien, lorsqu’il met en scène les parents Roch et leurs trois enfants. Qui pourrait soupçonner que le très digne et très opulent François-Emmanuel Roch, a jadis purgĂ© une peine de cinq annĂ©es de rĂ©clusion Ă la Centrale d’Ensisheim, pour soustraction des deniers publics, concussions Ă l’Ă©gard des particuliers, et faux en Ă©criture, alors qu’il occupait le poste de Receveur de l’Enregistrement Ă Pont de Roide ?
Le 23 juillet 1823 Ă 9 heures du matin, le Sieur Roch est conduit par l’exĂ©cuteur des arrĂŞts criminels sur la place St Pierre Ă Besançon, oĂą «montĂ© sur un Ă©chafaud qui y avait Ă©tĂ© dressĂ© Ă cet effet, le dit condamnĂ© a Ă©tĂ© attachĂ© au carcan et y est restĂ© exposĂ© aux regards du peuple durant une heure… Au-dessus de la tĂŞte de ce mĂŞme condamnĂ© Ă©tait un Ă©criteau portant en caractères lisibles, ses noms, sa profession, son domicile, sa peine et la cause de sa condamnation».
Après sa libĂ©ration en 1828, Roch revient Ă Arbois et ouvre un commerce «assez Ă©tendu» de quincaillerie sous les Arcades. Le 15 mars 1835, il adresse une demande de «rĂ©habilitation» au Conseil Municipal d’Arbois, qui lui est accordĂ©e «à l’unanimitĂ©, attendu que sa conduite a Ă©tĂ© bonne, rĂ©gulière, conforme aux bonnes mĹ“urs, aux lois et Ă la probité».
Quant au jeune frère du Maire d’Arbois, Alexandre Pareau, alias CĂ©sar Birotteau, criblĂ© de dettes et dĂ©clarĂ© «en Ă©tat de faillite», il ne peut Ă©viter l’opprobre d’une condamnation Ă six jours de prison en novembre 1848.
PASTEUR A BESANÇON
(oct. 39, sept. 1842)
Dès que Pasteur pose ses malles au Collège Royal de Besançon, tous les nouveaux pensionnaires l’appellent respectueusement : «l’Artiste», ce qui prouve que sa rĂ©putation a dĂ©jĂ dĂ©passĂ© les frontières du Jura. Son tout premier modèle bisontin, Didier Netzer, un de ses condisciples originaire de Belfort, appartient Ă une famille de notable, dont les ancĂŞtres furent des jacobins dĂ©terminĂ©s durant la RĂ©volution.
Le père de Didier Netzer avait Ă©tĂ© compromis dans le complot de 1822 contre le Roi, mais relâchĂ© faute de preuves. Toutes les autoritĂ©s de Belfort avaient assistĂ© Ă son enterrement en 1834, car il Ă©tait alors chef de musique de la Garde Nationale. Le regard lointain et nostalgique de Netzer, et l’esquisse d’un sourire Ă©nigmatique sur ses bures, expriment très subtilement la douleur taciturne de l’orphelin.
En juin 1840, dans une lettre adressĂ©e Ă ses parents, Pasteur Ă©voque la possibilitĂ© qui s’offre Ă lui, d’exposer un portrait pour l’exposition des Beaux Arts de Besançon. Malheureusement, il ne pourra le faire, faute de temps.
En juin 1841, dans une très discrète lettre Ă ses parents, Louis Pasteur nous rĂ©vèle que son nouveau portrait sur pierre lithographique de son plus cher ami, Charles Chappuis, est le chef d’œuvre de son «atelier» bisontin. Tout le gotha bisontin se presse pour admirer ce portrait que l’on trouve «frappant», «très ressemblant» et prodigieusement «bien dessiné». Grâce Ă cette remarquable production, le fils du PrĂ©fet du Doubs lui fait demander par Chappuis s’il voulait «avoir la complaisance de faire aussi son portrait».
Le portrait Ă la mine de plomb d’Arthur Tourangin, «jeune homme très distinguĂ© et sans contredit le meilleur Ă©lève de philosophie et le meilleur Ă©lève du collège», est exposĂ© aux Salons de la PrĂ©fecture du Doubs, dès juin 1841.
Quelle consĂ©cration pour le fils d’un marchand-tanneur d’Arbois ! Notons encore que Tourangin est le neveu de Zulma Carraud, une des amies intimes de Balzac. En septembre 1842, Pasteur n’a plus que l’École Normale «en tĂŞte», mais il accepte de consoler la mère de son camarade Marcou, de la perspective d’une longue sĂ©paration, en immortalisant les traits de son fils unique. Le portrait au pastel de Jules Marcou, plus tard gĂ©ologue aux États-Unis, referme «Le Livre Muet» de la jeunesse de Pasteur.
Entrez au MusĂ©e Sarret de Grozon par un bel après-midi d’Ă©tĂ© ! et… «toutes les tĂŞtes se tournent comme pour vous voir, tous ces yeux vous regardent, et il vous semble que vous venez de dĂ©ranger dans cette grande salle, oĂą toutes les bouches viennent de se taire, le XIXe siècle qui causait».
Article de Marie-Claude FORTIER
PASTEUR AVANT PASTEUR
in Revue municipale Arbois 2003
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