Jéromine Pasteur, 50 ans, exploratrice. Depuis vingt ans, sa vie se partage entre les océans, l’Amazonie péruvienne et la France, en coup de vent.
Article de Eliane Patriarca paru dans Libération du 25 septembre 2004.
Quand Shama ou Shirampari viendront «marcher dans [ses] rêves», elle saura qu’il est temps de repartir dans la jungle amazonienne, de retrouver sa famille Ashaninka. Mais pour l’heure et pour la première fois de sa vie, l’aventurière a envie de se poser. De cesser de foncer pour redécouvrir son Jura natal. Jéromine Pasteur retape avec son compagnon Laurent la maison de son grand-père, une bâtisse enfouie dans les arbres, étirée au bord d’une rivière. De ce qui sera un jour leur salon, on peut apercevoir des truites et des canards sauvages. Eau et forêt, les deux éléments fondateurs de la destinée de Jéromine Pasteur sont là. Depuis vingt ans, la vie de cette femme menue, au regard vif et à la voix douce, se partage entre les océans du monde, la forêt péruvienne et la France où elle passe quelques semaines par an. Cette vie, elle l’a racontée en une dizaine de livres, des best-sellers dont les droits d’auteur lui fournissent de quoi vivre. Chaveta, puis Selva lui ont valu, il y a quinze ans, une forte notoriété. Le prochain sort ce mois-ci.
«Au-delà de huit semaines en France, je ne tiens plus», reconnaît Jéromine. Pourtant, sa vie n’est pas qu’un puzzle d’existences. Sa fidélité aux idéaux forgés dans l’enfance, ce que son frère Fabrice appelle «ce cap toujours maintenu de l’onirisme à la réalité», tisse le fil de cohérence de son itinéraire. «Adolescent, on a des rêves que la vie nous fait oublier, mais ceux de Jéromine sont restés sa ligne de conduite», admire Fabrice Pasteur, son cadet de seize mois. Enfant secrète et farouche, elle s’était jurée de ne jamais ressembler aux «grandes personnes, hypocrites, égoïstes et mesquines», ne faisant une exception que pour ses parents, propriétaires d’une scierie dans le Jura. Elle peut être rassurée : elle ne ressemble qu’à elle-même. A commencer par son prénom inventé en urgence par ses parents, certains d’attendre un garçon déjà prénommé Jérôme.
Convaincue qu’il faut «partir pour comprendre», Jéromine trouve son salut à l’école de voile des Glénans. «La mer répondait à mon besoin de bouger, de découvrir s’il n’y avait pas une autre façon de vivre. C’était comme un instinct de survie, analyse-t-elle. J’étais immature, mal armée pour la vie.» Aujourd’hui, son compagnon, navigateur et plongeur, dit qu’elle est un excellent marin, avec deux ou trois tours du monde de plus que lui et l’expérience de mers démontées. Leur prochain voyage les mènera en Patagonie où les attend leur bateau. Avant leur retour en forêt, au printemps prochain.
Son premier voilier, Jéromine l’a construit elle-même. Elle avait acheté la coque en 1977, l’année d’un mariage qui dura… sept jours. Car la vie avec cette brune aux yeux sombres et dorés, dont la devise amoureuse d’alors se résumait par «qui m’aime me suive», n’est pas de tout repos. «Jéromine n’a pas conscience de son charme, note Claude Melot, un ami navigateur. Elle attire les hommes, mais eux ont du mal à suivre ! C’est une fonceuse. La première fois que je l’ai vue, en 1978 au port Edouard-Herriot à Lyon, on mettait son bateau à l’eau. Tout d’un coup, je la vois se dévêtir et plonger en slip et soutien-gorge dans le Rhône pour aller voir ce qui se passait sous la coque. Le courant était très fort et l’eau dégueulasse !» Claude et son épouse Sylvie, qui retrouvent Jéromine au fil des ans et des escales, restent fascinés par cette force vive. «Elle n’a peur de rien, c’est une indépendante née.»
Son grand voyage a débuté en 1981. Elle fait voile vers les Canaries, puis l’Afrique où elle croise Mickey. Et crée un couple original : l’union de deux navigateurs solitaires, dont les bateaux se suivent et se retrouvent au Brésil. C’est avec lui qu’en 1984 au Pérou, elle découvre les Ashaninkas, Indiens de l’Amazonie péruvienne. C’est là, à Parijaro, que se scelle sa destinée. Six années de suite, Jéromine ne quitte son bateau que pour retrouver sa tribu. Le clan dans lequel elle se fond, sa «seconde famille», c’est la dernière communauté ashaninka encore vierge de contacts avec la civilisation et qui refuse de s’intégrer. Chaque fois qu’elle rentre au village, Jéromine revêt la cushma, ample tunique de coton, se peint le visage de marques rouge foncé et «emprunte» quelques poux pour avoir droit à ce rite affectueux qui consiste pour les femmes à débarrasser la tête des êtres chers des parasites. Elle apprend leur langue, mange du manioc, des chenilles, de la viande de singe et de gros vers blancs. Elle dort sous sa case de palmes sèches, apprend à filer le coton. Et trouve la paix qu’elle cherchait depuis l’enfance. «J’avais une grande frayeur des gens. Les Indiens m’ont redonné confiance en l’homme. Ils m’ont appris à vivre, au jour le jour, en étant partie intégrante de la nature.»
Dans la forêt, Jéromine aime et est aimée. Elle croit pouvoir vivre à jamais comme une Indienne et rêve d’un enfant qui naîtrait là. Mais les Ashaninkas se savent menacés : colons et guérilleros du Sentier lumineux briguent leurs terres. Alors en 1987, en leur nom, Jéromine vient plaider à Paris le projet d’un parc national destiné à les protéger et à stopper la déforestation. Après six ans d’absence, elle se sent «déphasée». «J’ignorais ce qu’était le TGV, les cartes de téléphone, et le sida dont tout le monde parlait.» L’article qu’elle publie sur les Ashaninkas dans Paris-Match lui vaut une commande de livre. Elle retourne l’écrire dans la forêt amazonienne. En 1990, c’est pour la sortie d’un autre roman qu’elle revient en France et se laisse emporter dans un tourbillon médiatique. Elle joue les marraines des arbres pour TF1, enregistre un disque, devient une héroïne de BD, est sollicitée par des hommes politiques. Son frère s’inquiète. «En mer ou en forêt, le danger fait partie du jeu. En revanche, j’ai vraiment eu peur qu’elle perde son âme.»
Une atroce réalité se charge de rappeler Jéromine au sens de sa vie. En quête de terres où se cacher, les guérilleros du Sentier lumineux, alliés aux narcotrafiquants, attaquent et brûlent le village de Parijaro. Les Ashaninkas qui n’ont pu fuir sont torturés, violés, massacrés… Comme si l’histoire des Indiens d’Amérique devait se répéter, à jamais, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que des ombres sur cette terre. «Ils étaient ma vie et soudain, j’ignorais ce qu’ils étaient devenus.» Sa voix tremble au souvenir de ces jours où elle a rasé ses cheveux en signe de deuil. «Je ne pouvais y retourner, la présence d’une Blanche était trop dangereuse.» Pour le Sentier lumineux, Jéromine est le symbole du colonialisme. Pour les narcotrafiquants, un témoin gênant de leur trafic de coca. C’est pourquoi elle sourit tristement quand on lui demande si elle «joue aux Peaux-Rouges». «En forêt, on ne peut pas jouer, on risque sa vie.»
Ce n’est qu’en 1993 qu’elle a pu rejoindre, sur leur terre d’exil, un peu plus haut dans la cordillère de Vilcabamba, les rescapés de son clan. Depuis, elle ne cesse, à chaque retour en France, de tenter de sensibiliser l’opinion publique au sort des Indiens. Elle vient de fonder une association pour aider sa tribu. Jéromine sait désormais qu’elle ne sera jamais une Ashaninka, mais qu’elle leur doit ses bonheurs les plus intenses.
Assise face à la rivière, sous le soleil de septembre, elle confie que sa seule frayeur aujourd’hui est de «quitter cette terre sans être arrivée quelque part». Leçon de modestie d’une grande voyageuse, aventurière en quête d’elle-même.
Par Eliane PATRIARCA
samedi 25 septembre 2004
Jéromine Pasteur en 6 dates :
1954 : Naissance à Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire).
1977 : Mariage, et divorce huit jours plus tard.
1981 : Navigue jusqu’en Amérique du Sud.
1989 : Publie Chaveta, Selva sauvage. Suivront Silène (1991) et Ashaninkas (1994)
1990 : Les Ashaninkas sont attaqués par des guérilleros et des narcotrafiquants.
2004 : Fonde l’association Chaveta et publie Vingt Ans au cœur de l’Amazonie (Arthaud).
2005–aujourd’hui : voir la fiche Wikipédia de Jéromine Pasteur.
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