Le Domaine de Saint-Maurice, propriété des Pasteur de 1730 à 1789

Propriété, dans sa presque totalité, de l’État de Genève, l’ensemble des terrains du domaine de Saint-Maurice recouvre aujourd’hui plus de 30 hectares et s’étend du chemin du Petray à la route de Thonon. C’est en 1399 qu’apparaît, dans les textes, une terre située au midi du village de Saint-Maurice, sur laquelle s’élèvera plus tard la ferme de Saint-Maurice.

Elle faisait partie d’un fief appartenant à Yolande de Montfort, veuve de François Bally, citoyen de Genève, qui l’abergea (loua) à cette date à Jean Rigot, de Saint-Maurice [1].

Yolande de Montfort fit son testament en 1417 [2], par lequel elle fondait, en l’église Saint-Pierre de Genève, une chapelle sous le vocable du Saint Esprit et la dotait de sa propriété de Saint-Maurice et d’autres biens à Cherre. Administrées par des prêtres qui portaient le titre de recteurs, les différentes chapelles de la cathédrale (Saint-Esprit, Saint-Martin, Saint-André, etc.) tiraient leurs revenus de la location de terres éparpillées dans la campagne autour de Genève et provenant pour la plupart de legs.

La terre de Saint-Maurice fut ensuite louée à Nicod Rigot, fils de Jean, ci-dessus; il en passa reconnaissance, en 1435, en faveur de la Chapelle du Saint-Esprit, nouveau propriétaire [3].

Jusque là, les documents retrouvés ne permettent pas de savoir s’il existait des bâtiments sur cette terre. En 1453, la parcelle est reconnue à nouveau par le même Nicod Rigot. L’acte notarié indique qu’il s’agit d’une pièce de vigne d’environ une pose (env. 2.700 m2), avec une maison attenante côté midi, où habite le « locataire » [4]. On retrouve cette description, mot pour mot, dans une nouvelle reconnaissance, datée de 1488, passée par le fils de Nicod, prénommé aussi Nicod [5].

Il faut attendre un demi siècle pour retrouver cette propriété dans un texte de 1542. Le tenancier (locataire) est un nommé Jean Rey, bourgeois de Thonon, en indivision avec ses cinq frères et soeur; ceux-ci l’avaient héritée [6] de leur père, Philippe Rey, qui l’avait acquise en 1520 de Claude Darbeys [7].

Vers la fin du XVIe siècle, le tout a dû passer à Marc Essautier [8], de Saint-Maurice, car on retrouve la maison et les terres, en 1616, aux mains de sa fille Pernette, femme d’Isaac Pertemps, citoyen de Genève [9].

En 1640, les tenanciers sont Sara, Michèle, Judith, Pernette et Jacques Pertemps, enfants du couple Pertemps-Essautier, qui ont hérité de leur mère. Il est précisé alors qu’il s’agit d’une pièce contenant environ une pose, en terre, courtil (jardin), verger et pré. Sur la parcelle s’élève une maison d’habitation, une grange et des dépendances dont un pressoir, un cetour (cellier, cave de plain pied) et un four à pain [10].

À partir de 1718, la République de Genève fit dresser le cadastre des terres situées en Savoie, sur lesquelles elle avait des droits féodaux.

Quelques parcelles au sud du village de Saint-Maurice firent l’objet d’une cadastration particulière [11]. Ces terres dépendaient du fief de la Chapelle du Saint-Esprit dont les droits avaient passé à la Seigneurie de Genève à la Réforme. Ce cadastre nous permet de retrouver la parcelle de 1399.

Nous possédons ainsi le plan le plus ancien de la propriété et de la maison qui s’élevait à l’endroit où furent construits plus tard la « villa » (en réalité une maison de maître) et la ferme de Saint-Maurice. Le tenancier en était alors Pierre Le Roux de Clairfond, gentilhomme français originaire de Nantes, qui avait épousé une jeune fille de la noblesse savoyarde, Christine Duclos, et était venu s’établir à Saint-Maurice.

En 1730, les terres et le bâtiment sont en mains de Théophile Pasteur, bourgeois de Genève. Le cadastre de Savoie qui nous donne ce renseignement précise que l’endroit est appelé « Maison Neuve », ce qui pourrait indiquer une construction (ou une reconstruction) récente. Il y a, à cette époque, deux maisons – peut-être contiguës – sur les deux parcelles attenantes [12]. La version définitive du cadastre, en 1760, montre deux parcelles (voir le plan) sur chacune desquelles s’élève un bâtiment [13]

Jusqu’à son décès, en 1734, Théophile Pasteur agrandit le domaine par de nombreux achats et échanges de terrains. Ses enfants et héritiers, Alexandre, Jean-Pierre et Marie, procédèrent eux aussi à plusieurs acquisitions de parcelles, principalement au-dessus du chemin du Petray et au levant du village de Saint-Maurice.

En 1761, Jean-Pierre – qui avait hérité la part de sa soeur, morte en 1759 – céda tous ses droits sur le domaine à ses neveux et nièces Jean, Alexandre, Gabrielle, Théodora, Adrienne et Jeanne, tous enfants d’Alexandre, pour la somme de 12.000 livres [14]. En outre, une convention stipulait que Jean-Pierre Pasteur pourrait jouir, sa vie durant, d’une pièce en marais, teppe et champ au lieu-dit « Le bois et marais à la Caille », près de Saint-Maurice [15].

Par un ascensement (bail à ferme), les frères et soeurs Pasteur, désormais tenanciers du domaine, louèrent celui-ci, en 1776, à Humbert Borgel, originaire du Châble et habitant de Collonge. Le bail fut conclu pour neuf ans, à commencer le 30 novembre de la même année, et le fermage annuel fixé à 1.400 livres de Savoie, payables en deux termes, soit la moitié à la Saint-Michel (29 septembre) et le solde le 28 février de chaque année. Les Pasteur se réservaient « la maison neuve et son jardin contigu, la remise, tous les arbres et espaliers le long des murs du domaine », ainsi que « le grand pré au midi de ladite maison neuve », l’étang à poissons du marais « à la Caille », l’usage de la chambre à lessive, du four, etc. [16].

Sept ans plus tard, les Pasteur procédèrent à un partage de leurs biens : le domaine en son entier revint à Alexandre. À cette occasion, son frère Jean, qui gérait les affaires de la famille, présenta un décompte des frais survenus entre 1761 et 1783 [17].

Sous la rubrique « Dépenses générales à St-Maurice », on relève, entre autres, 2.151 livres pour les réparations faites dans les bâtiments, côté nord, « construction au grand four, chambre de lessive et bâtiments contigus » et l’établissement des grandes portes de la cour et la pompe. 10.524 livres ont été consacrées à la « bâtisse » (construction) de la maison neuve, de la remise et écurie, petit four et bâtiments contigus, sur la partie sud de la parcelle. Enfin 2.059 livres pour la terrasse, les murs qui renferment la cour d’en bas, le grand couvert et bâtiment attenant, sur le couchant de la parcelle.

À la rubrique « Grands chemins » figure une dépense pour « la construction de l’avenue depuis le grand chemin à la maison ». Le grand chemin – de Genève à Thonon – est aujourd’hui le chemin du Petray; le tracé de cette « avenue » pourrait être celui du sentier, réaménagé récemment par la Commune, qui relie la Ferme de Saint-Maurice au chemin du Petray.

La même année 1783, convention entre les deux frères Jean et Alexandre : Jean et sa femme Pernette, fille du peintre Robert Gardelle [18], pourront disposer du premier étage de la maison neuve quatre mois pendant la belle saison [19].

À la mort d’Alexandre Pasteur, en 1788, le domaine – qui couvrait alors 196 poses (530.000 m2), revint à ses deux filles Charlotte et Suzanne. Celles-ci le vendirent l’année suivante à un noble savoyard, Joseph-Marie Vignet, de Thonon. L’acte de vente fut passé devant notaire en 1795 seulement [20]. Il ne mentionne pas, et pour cause, le titre de Vignet : baron des Étoles. On était en effet en pleine Révolution et les titres nobiliaires étaient plutôt mal vus !

Un acte antérieur, c’est-à-dire la promesse de vente passée en 1789, indique que les bâtiments consistent en une « maison de maître » et des dépendances, et fournit l’inventaire du mobilier compris dans la vente ; on y trouve, entre autres, un coquemar de cuivre, un tournebroche, des tasses de faïence brune, quatre plats d’étain, une « servante » (crochet suspendu à la crémaillère pour tenir la marmite) et un chauffe-lit [21].

Joseph Vignet mourut en 1803 [22]. Il avait fait son testament deux ans auparavant, par lequel il léguait son domaine de Saint-Maurice à ses deux filles, Jenny et Marie-Anne.

Par un arrangement avec sa soeur, Jenny se retrouva seule propriétaire et vendit la propriété à un négociant de Genève en 1820. Celui-ci ne put avoir la jouissance du domaine que l’année suivante, c’est-à-dire à l’expiration du bail passé avec le fermier, Abraham Courtay. La vente se fit pour la somme de 60.000 francs de France [23].

L’ensemble des terrains, avec les bâtiments, couvraient 207 poses (560.000 m2). Le domaine proprement dit, d’un seul tenant, s’étendait jusqu’au débouché du chemin du Petray sur la route de Thonon. La vente comprenait en outre des prés, champs et pâturages aux Gotettes (33.000 m2), des champs et prés entre le Pré d’Orsat et le Petray (environ 92.000 m2), un champ près de la Pallanterie (33.000 m2), un pré et une vigne au-dessus de la Gentille, entre les chemins de la Pierre et de Saint-Maurice (environ 12.000 m2) et finalement une chènevière et un champ au levant du village de Saint-Maurice (environ 1.000 m2).

Le nouveau propriétaire, Hector Galland (1783-1856), député au Conseil Représentatif (le Grand Conseil de l’époque) et maire de Collonge-Bellerive de 1826 à 1834, a laissé son nom à une partie du domaine, les Prés-Galland, et au Bois-Galland qui faisait partie de la propriété.

À l’exception de la maison de maître, tous les bâtiments furent démolis et l’on construisit un vaste bâtiment comprenant un logement, une grange, une étable, une écurie et une cave, ainsi qu’un couvert le long du chemin de la Dame. Ce couvert-dépendance est la seule construction qui subsiste aujourd’hui [24].

De 1855 à 1926, le domaine appartint à la famille Rochat dont les produits laitiers provenant de la ferme étaient renommés, particulièrement les « yoghourts Rochat » connus dans tout le canton. 1926 : vente à Ernest Chavaz qui entreprit d’importants travaux parmi lesquels la réfection et la modernisation de la laiterie et la construction d’une porcherie.

De 1947 à 1954, les fermiers du domaine furent la famille Meuter à qui nous devons les belles photos de la maison de maître et de la ferme.

Un changement de propriétaire en 1959 amena une nouvelle appellation : Domaine de Saint-Maurice S.A., avant que le tout soit vendu à l’État de Genève en 1974. L’État projetant de démolir les bâtiments restants, la Commune de Collonge-Bellerive intervint et, en 1986, obtint la copropriété par moitié d’environ 8.000 m2 (où s’élèvent ces bâtiments) et la jouissance de ce terrain en échange de l’obligation de réhabiliter et d’entretenir les constructions existantes.

Il faut encore noter que cette ferme de Saint-Maurice a eu beaucoup à souffrir des éléments naturels. Ainsi, la partie nord du couvert a probablement subi deux incendies, en 1908 et en 1917. En 1938, c’est la neige qui met à mal la charpente des dépendances et fait écrouler le toit de la ferme. On note encore, en 1963, l’incendie du hangar à grains, puis quatre ans plus tard, un sinistre qui détruit complètement l’habitation du fermier, l’étable et la grange. Le couvert et les dépendances furent fort heureusement épargnés.

Coup de grâce en 1973, mais de la main des hommes : les ruines de la ferme et la maison de maître, au midi de la parcelle, sont rasées.

Tout en regrettant la disparition quasi entière de ce rural du XIXe siècle, soyons heureux que la dépendance qui en reste ait été jugée digne d’une restauration qui se révèle très réussie.


Notes :

[1] AEG, Titres et Droits, KAa81, f° 6v.

[2] Ibid., f° 1.

[3] Ibid., f° 6v.

[4] Ibid., f° 5v.

[5] AEG, Titres et Droits, KAa82, f° 96v.

[6] sur la capacité pour le tenancier de léguer, donner, vendre ou même sous-louer son bien, voir le chapitre Les fiefs.

[7] Ibid., KDa5, f° 131v.

[8] fils de Mathieu Essautier qui fut pasteur à Collonge de 1564 à 1568.

[9] AEG, Titres et Droits, Dc19, f° 125.

[10] Ibid.

[11] AEG, Cadastre, Genève, B17, planches 79 et 80.

[12] AEG, Cadastre, Savoie, Collonge-Bellerive, registre n° 25.

[13] Ibid., mappe D15.

[14] AEG, Tabellion de Saint-Julien, vol. 77, f° 6, J. Cavussin, notaire.

[15] AEG, Notaires, E. Masseron, vol. 7, f° 38.

[16] AEG, Tabellion de Saint-Julien, vol. 108, f° 9, A. Ruche, notaire.

[17] AEG, Notaires, J.-L. Duby, vol. 27, p. 274.

[18] auteur du portrait du syndic Rigot qui illustre le chapitre Anciennes familles.

[19] AEG, Notaires, J.L. Duby, vol. 27, p. 282.

[20] Ibid., J.P. Vignier, vol. 39, f° 377v.

[21] Ibid., G. Mallet, vol. 4, f° 148.

[22] A. de FORAS, Armorial et nobiliaire de l’ancien duché de Savoie (Grenoble, 1863-1950), t. 5, p. 614.

[23] AEG, Notaires, Jacob Vignier, vol. 44, pp. 1051-1061.

[24] Les renseignements concernant la période qui va de 1820 à nos jours ont été aimablement communiqués par Madame Marguerite Rotach à l’auteur, qui l’en remercie vivement.


Article rédigé par Georges Curtet, membre de l’Association des familles Pasteur.

Ce billet est également disponible en : Anglais

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